Irons-nous visiter les étoiles?


SOMMAIRE

Introduction

Et tout d'abord, qu'est-ce vraiment qu'un voyage interstellaire ?

Et c'est grand comment, un vaisseau-génération?

Comment peut-on construire un vaisseau aussi énorme?

Est-ce qu'un tel vaisseau pourra vraiment fonctionner si longtemps?

Quels sont les problèmes dus à un trajet aussi long?

Comment financer l'envoi d'une telle expédition de colonisation?

Y a-t-il moyen de réduire l'ampleur et le coût de notre projet?

Premiers pas sur le chemin des étoiles.

Bibliographie.


Laissons de côté pour quelques pages les solutions magiques si chères aux auteurs (et aux lecteurs) de science-fiction: subespace, superespace, trous de ver, téléportation et autres moyens imaginaires de dépasser la vitesse de la lumière, pour nous poser cette question d'un point de vue réaliste: irons-nous vraiment un jour visiter les étoiles?

Pas question non plus d'utiliser l'hibernation, l'animation suspendue ni aucun autre truc du genre, vu que ces procédés hypothétiques ne sont pas encore plausibles d'un point de vue purement scientifique: la cryogénie produit des cadavres dont les cellules sont déchiquetées par les glaçons qui s'y sont formés, l'hypothermie ne fonctionne que pour de très courtes durées après quoi les neurones sont irrémédiablement endommagés, la "stase" ou suspension locale de l'écoulement du temps n'a aucun fondement scientifique.

Bref, demandons-nous sérieusement s'il y a moyen d'aller visiter les étoiles moins vite que la lumière et sans faire appel à d'hypothétiques connaissances scientifiques que nous n'avons pas. Ne pas postuler de connaissances scientifiques encore à découvrir ne veut pas dire pas dire refuser tout progrès technologique! Loin de là: les technologies spatiales en sont encore à leurs premiers balbutiements et il est permis de postuler le développement de nouvelles technologies basées sur nos connaissances scientifiques actuelles.

Mais avant d'aller plus loin, ne doit-on pas se demander si la question est pertinente? Après tout, les humains ont toujours été des explorateurs, et l'espace est là qui n'attend que d'être exploré, non? Puisque nous avons exploré notre planète, n'est il pas évident que nous allons explorer d'abord notre système solaire, ensuite les étoiles dans le voisinage, enfin toute la Galaxie?

Si la réponse était si évidente, nous ne serions pas encore en train de nous demander s'il y a d'autres êtres intelligents dans la Galaxie, notre Terre aurait sans doute été colonisée depuis fort longtemps par l'une ou l'autre race d'extraterrestres. C'est le physicien Enrico Fermi qui a le premier soulevé cette objection, il y a quelques décennies: la Galaxie a un diamètre d'environ 100 000 années-lumière, nos connaissances scientifiques nous permettent d'envisager la construction de vaisseaux spatiaux capables de se déplacer d'une étoile à l'autre à des vitesses d'au moins 0,1% de la vitesse de la lumière (soit une année-lumière par millénaire), donc une race d'ET ayant nos connaissances scientifiques et notre esprit de conquête et d'expansion pourra envahir toute la Galaxie en quelques centaines de millions d'années (les ET originaux lancent deux vaisseaux spatiaux qui atteignent quelques milliers d'années plus tard chacun une étoile proche dotée de planètes utilisables, chaque équipage s'installe dans le système solaire qu'il a atteint et quelques milliers d'années plus tard lance à son tour deux vaisseaux spatiaux qui, eux-mêmes, etc. En 100 à 200 millions d'années toutes les planètes habitables de la Galaxie sont conquises, y compris la Terre.), or la Galaxie existe depuis plus de 10 milliards d'années (notre système solaire a environ 4,5 milliards d'années), donc les ET ont déjà eu largement le temps d'arriver jusqu'ici, alors où sont-ils? Comment se fait-il qu'ils ne soient pas déjà ici? Y a-t-il une raison technologique, scientifique ou autre qui explique pourquoi aucune race d'extraterrestres n'a colonisé notre système solaire? Existe-t-il un empêchement fondamental aux voyages interstellaires?

Et tout d'abord, qu'est-ce vraiment qu'un voyage interstellaire?

Parmi toutes les étoiles proches de nous, les plus susceptibles d'avoir une planète habitable sont probablement celles qui ressemblent le plus au soleil, c'est-à-dire celles qui ont à peu près la masse et la luminosité de notre étoile à nous ou sont un peu plus petites.


Étoile distance type luminosité
Alpha Centauri 4,4 années-lumière G2V 145% du soleil
possède un compagnon plus petit (Beta) K0V 44% du soleil
Epsilon Eridani 10,7 années-lumière K2V 28% du soleil
Epsilon Indi 11,3 années-lumière K5Ve 13% du soleil
Tau Ceti 11,4 années-lumière G8Vp 40% du soleil

On voit que dans un rayon de 12 années-lumière il n'y a que 5 destinations plausibles dont 3 situées à plus de 10 années-lumière de distance, alors que le soleil n'est situé ni dans une zone très dense, ni dans une zone très pauvre de la Galaxie. On pourra donc estimer qu'un vol d'un système stellaire habité au prochain système stellaire utilisable devra franchir environ 10 années-lumière en moyenne.

La vitesse de la Terre le long de son orbite autour du soleil est d'environ 30 km/s et les engins d'exploration que nous envoyons vers les autres planètes ont des vitesses comparables. 30 km/s, c'est un dix-millième de la vitesse de la lumière, soit 0,01% de c. Les moteurs à énergie chimique que nous utilisons pour nos fusées ne nous permettront pas d'améliorer beaucoup cette vitesse, mais il est clair que nous pourrions développer la technologie des moteurs ioniques à énergie nucléaire, moteurs qui devraient permettre des vitesses près de cent fois supérieures.


Vitesse moyenne durée du trajet de 10 années-lumière
30 km/s ou 0,01 % de c 100 000 ans
300 km/s ou 0,1 % de c 10 000 ans
3 000 km/s ou 1 % de c 1 000 ans

La durée du vol est dans tous les cas extrêmement longue, ce qui exige que le vaisseau spatial fournisse à ses occupants un environnement dans lequel ils pourront vivre durant un bon nombre de générations, c'est-à-dire un environnement assez semblable à celui qui règne sur Terre: gravité artificielle (obtenue par la force centrifuge, en faisant tourner le vaisseau sur lui-même); grande superficie divisée en zones urbaines, agricoles, industrielles et récréatives; institutions culturelles, scientifiques, techniques, administratives et d'enseignement; installations de contrôle de l'environnement (air, eau, température) et de la propulsion (moteurs, stocks de matière propulsive, sources d'énergie); ateliers ou usines de fabrication des pièces de remplacement; etc.

Pour maintenir une diversité génétique suffisante, il faudra emporter dans un tel vaisseau génération plusieurs milliers d'espèces végétales et animales; Pour conserver une variabilité génétique suffisante, il faudra emporter plusieurs centaines à plusieurs milliers d'individus de chacune de ces espèces. Bref, le vaisseau-génération devra offrir une superficie interne occupable de plusieurs centaines sinon plusieurs milliers de kilomètres carrés. Divers designs ont été envisagés pour ce genre de vaisseau, par exemple une grande roue divisée en plusieurs niveaux concentriques tournant autour de son axe (axe où seraient situés les systèmes de propulsion et relié à la roue par des rayons), ou encore, selon un concept inspiré par les travaux d'O'Neil, un grand cylindre creux comportant lui aussi plusieurs niveaux concentriques et tournant lui aussi autour de son axe. Ce genre de vaisseau spatial est construit un peu comme un énorme pont suspendu dont le tablier serait enroulé en cylindre: chaque niveau est suspendu par des câbles au niveau immédiatement intérieur, le niveau le plus près du centre étant suspendu à une sorte de poutre axiale qui fait toute la longueur du vaisseau.

Le nombre d'occupants et la densité de population fixeront les dimensions du vaisseau. Avec environ 6 milliards d'humains et une superficie totale émergée de 148 millions de km2, la population actuelle de la Terre (densité d'environ 40 habitants par km2) est en train de détruire rapidement son environnement, chose qu'on ne peut permettre à bord d'un vaisseau génération (du moins si on veut le voir arriver un jour à destination). On réservera un quart de la superficie disponible pour les cours d'eau et les plans d'eau douce et d'eau salée et on limitera la population à 10 habitants par km2 de surface émergée. Comme la population du vaisseau doit rester stable durant de nombreuses génération, chaque famille aura en moyenne deux enfants, ce qui fixe à quatre personnes la taille d'une famille normale; de plus, il faudra plusieurs centaines de familles pour préserver une variété suffisante dans la population humaine, ce qui portera cette population à quelques milliers d'individus.

Et c'est grand comment, un vaisseau-génération?

On lui donnera 4 km de diamètre intérieur et 10 km de long, soit 125 km2 de surface utilisable pour le niveau le plus loin de l'axe (lequel est aussi le niveau ayant la plus forte pesanteur artificielle, disons 1g comme sur Terre, ce qui implique que le vaisseau tourne sur lui-même à raison d'un tour toutes les 89,7 secondes) et environ 150 km2 de surface extérieure (en comptant les deux bouts du cylindre). En donnant à chaque niveau une hauteur de 200 mètres, le second niveau aura une superficie de 112,5 km2, le troisième de 100 km2, le quatrième de 87,5 km2 et ainsi de suite jusqu'au dixième niveau qui n'aura que 12,5 km2 de superficie (et une pesanteur artificielle de 0,1g), pour une superficie totale de 687,5 km2 (l'équivalent d'un carré d'un peu plus de 26 km de côté) dont 167.5 km2 submergés, supportant 5 200 occupants humains (soit 1 300 familles), environ 10 000 têtes de bétail, 40 000 mammifères divers, 20 000 volailles d'élevage, 80 000 autres oiseaux, quelques centaines de milliers de poissons, quelques dizaines de milliers de batraciens, autant de reptiles, quelques millions d'insectes et d'annélides, des milliards de plantes terrestres, d'algues, de plancton et de champignons, plus un nombre incalculable d'êtres unicellulaires, ce qui fait plus de 20 000 tonnes de matière vivante à bord.

Il y a aussi environ 1 milliard de tonnes de terre et de roche formant les terres émergées, 1 milliard de tonnes d'eau pour les cours d'eau, lacs d'eau douce et d'eau salée, plus environ 125 km3 d'air soit à peu près 125 millions de tonnes d'air. La structure portante équivaut à une couche d'acier (densité 8) et de céramique (densité 2,6) de 10 mètres d'épais sous le sol du niveau le plus loin de l'axe et se réduisant progressivement de niveau en niveau jusqu'à 1 mètre d'épaisseur pour le dixième niveau (le plus central), ce qui donne un volume de plus de 4,8 km3 ou près de 19,5 milliards de tonnes. Si on ajoute une couche ablative de 10 mètres de graphite destinée à protéger le vaisseau contre les impacts de micrométéorites, cela ajoutera près de 3,4 milliards de tonnes à la masse du vaisseau, laquelle atteindra donc environ 25 milliards de tonnes sans compter la matière propulsive (c'est-à-dire la matière qu'on éjecte à grande vitesse pour faire accélérer ou décélérer le vaisseau par réaction).

Les moteurs accélérant le vaisseau dans la direction indiquée par son axe, il faudra limiter cette accélération à une fraction raisonnable de l'accélération due à la pesanteur artificielle dans le vaisseau: une accélération axiale de 0,01g déplacerait la verticale de 5,7 degrés au niveau le plus central du vaisseau mais de seulement 0,57 degrés au niveau le plus loin de l'axe. On prendra donc 0,01g comme limite supérieure pour l'accélération et la décélération du vaisseau.

Voilà donc définies les données du problème: un vaisseau de 25 milliards de tonnes (plus matière propulsive) pouvant accélérer à 0,01g doit pouvoir transporter un écosystème sur 10 années-lumière en 1 000 à 100 000 ans.

Comment peut-on construire un vaisseau aussi énorme?

Deux approches possibles: soit créer un "chantier spatial" basé mutatis mutandis sur le modèle des grands chantiers navals terrestres, soit "recycler" un astéroïde "sur place". La première approche a l'avantage de faciliter la colonisation du système solaire en permettant la fabrication en série de vaisseaux spatiaux de grande taille. Elle a l'inconvénient qu'il faut soit amener les matériaux de construction au chantier spatial (par exemple à l'aide d'une immense catapulte électromagnétique placée sur la Lune où seraient alors les installations d'extraction et de production des matières premières), soit amener le chantier spatial là où se trouvent les matériaux de construction (par exemple près d'un des satellites de Mars ou d'un des astéroïdes qui orbitent entre Jupiter et Vénus), ce qui exigerait que le chantier spatial soit lui aussi un vaisseau spatial motorisé.

La construction d'un chantier spatial serait aussi un projet de très grande envergure, pas énormément plus facile que la construction de notre vaisseau interstellaire: la masse du chantier spatial pourrait être très inférieure à celle du vaisseau, vu qu'il n'est pas nécessaire de maintenir à son bord un écosystème complet devant fonctionner durant des millénaires, mais elle serait quand même de plusieurs millions de tonnes, ce qui exclut à toutes fins pratiques de la construire à partir de matériaux provenant de la Terre. Un tel chantier spatial ne serait donc lui-même réalisable qu'à partir de matériaux produits sur la Lune et mis en orbite par une catapulte électromagnétique.

Il faudrait donc d'abord établir une colonie permanente sur la Lune et la doter de l'indispensable catapulte électromagnétique. Pour ce faire, il faudra développer une technique de mise en orbite moins coûteuse que les fusées actuelles, une technique de gestion en circuit fermé d'un écosystème artificiel, des techniques d'exploration et d'exploitation minière utilisables dans le vide qui règne sur la Lune, des techniques de métallurgie et de fabrication de verres et de céramiques sous vide, etc. Une fois la colonie lunaire bien établie et équipée de sa catapulte, on pourra commencer la fabrication du chantier spatial, sans doute en orbite lunaire. Cette construction exigera de développer des techniques d'assemblage et de soudage en apesanteur, ainsi qu'une méthode pour capturer les colis expédiés via la catapulte lunaire. On peut espérer que la construction du chantier spatial s'achèvera 5 ans après la mise en service de la catapulte.

Envoyer chaque tonne de matériel de la surface de la Lune au chantier spatial exigera environ 2,38 gigajoules. Si la masse du chantier est de 20 millions de tonnes, l'énergie totale nécessaire à sa mise en orbite sera d'à peu près 47,6 millions de gigajoules ou plus de 13,2 millions de mégawattheures. À titre de comparaison, la production annuelle d'électricité au Québec (avec le Labrador) atteint environ 220 millions de mégawattheures, ce qui veut dire que 79 jours d'électricité québécoise suffiraient pour catapulter les matériaux nécessaires pour le chantier spatial. De la même façon, il faudrait 59,5 milliards de mégawattheures pour catapulter en orbite les 25 milliards de tonnes de matériaux nécessaires à la construction de notre vaisseau, soit la production totale d'électricité du Québec pendant 270 ans, ce qui serait bien trop cher.

Même avec notre chantier spatial, on va donc devoir "recycler" un astéroïde. Quel genre d'astéroïde? De préférence ferro-lithique (composé de roches pierreuses contenant des inclusions de ferro-nickel), de façon à avoir sous la main la plupart des matériaux nécessaires à la fabrication de notre vaisseau: il ne nous manquera alors essentiellement que la totalité de l'eau (un milliard de tonnes!), une partie des 3,4 milliards de tonnes de carbone (pour la couche ablative de protection contre les micro-impacts) et l'azote (une centaine de millions de tonnes pour l'air) qu'il faudra sans doute aller chercher dans le noyau d'une comète à période courte (par exemple celle de Halley). Pour qu'il convienne à nos besoins, l'astéroïde devra être de dimensions proches de celles de notre vaisseau, soit une bonne centaine de kilomètres cubes. On devra alors développer des techniques d'exploitation minière sous vide en microgravité (la pesanteur étant très faible sur de tels astéroïdes, la gestion des poussières produites par l'exploitation sera déjà à elle seule un fort joli casse-tête) et des techniques de fabrication de céramique et de métallurgie en apesanteur (comment garder l'acier en fusion dans son creuset en l'absence de pesanteur). Il va aussi falloir développer des techniques de production d'oxygène: extraction par électrolyse de roches en fusion.

Pour pouvoir amener de la comète choisie les matériaux manquants, il faudra que le chantier spatial (ou plutôt son petit frère) s'en aille rejoindre la comète sur son orbite, y prélève quelque 4,5 milliards de tonnes de matériau cométaire (essentiellement de l'eau, du carbone et de l'azote), puis en dépense 16,5 millions de tonnes pour changer d'orbite (moteurs à ions alimentés par fusion nucléaire, vitesse d'éjection de 3 000 km/s, différence de vitesse orbitale: 11 km/s) et ramener sa cargaison au chantier spatial. Ce changement d'orbite consommera à lui seul 20 625 milliards de mégawattheures, soit toute la production d'énergie électrique du Québec durant 93 750 ans. En supposant que le vaisseau chargé de cette "opération ravitaillement" dispose d'environ 1 875 fois la puissance électrique du Québec (ce qui est beaucoup), il fera la manoeuvre en 50 ans.
Durée totale de cette opération ravitaillement: de 60 ans à une centaine d'années.
Durée totale de la construction du vaisseau: un à deux siècles. Ce serait donc pour notre société l'équivalent approximatif de la construction d'une cathédrale au Moyen Âge.

Est-ce qu'un tel vaisseau pourra vraiment fonctionner si longtemps?

Éclairage: la Terre reçoit du soleil environ 1 kilowatt de lumière par mètre carré au sol à l'équateur. L'éclairage interne de notre vaisseau devra donc fournir entre 700 et 1 000 watts/m2, ce qui pour 687,5 km2 de surface interne totalisera 481 250 à 687 500 mégawatts. À raison de 12 heures de lumière par jour de 24 heures, il faudra donc 5,775 à 8,25 millions de mégawattheures par jour pour l'éclairage seulement, ce qui représente 9,6 à 13,7 fois la production journalière d'électricité au Québec. La seule source d'énergie envisageable à raisonnablement court terme est la fusion nucléaire; encore faudra-t-il développer profondément cette technologie avant de pouvoir envisager la réalisation de notre vaisseau!

Une très large partie de cette énergie lumineuse sera absorbée et convertie en chaleur, ce qui ferait s'élever rapidement la température à l'intérieur du vaisseau si l'on ne drainait pas la chaleur excédentaire vers l'extérieur du vaisseau à l'aide d'un système de réfrigération. Celui-ci utilisera un radiateur situé à l'arrière du vaisseau pour rayonner dans l'espace la chaleur excédentaire - un radiateur de 16 km2 de surface (1 panneau de 4 km par 2 km rayonnant des deux côtés), atteindra une température de 1 000 à 1 120 degrés Celsius, le rendant ainsi très visible!

Aux niveaux ayant de grandes surfaces d'eau (piscicultures et lacs d'eau douce ou d'eau salée), l'évaporation aura pour effet de former de nuages qui retomberont en pluie lors du refroidissement nocturne. Chose amusante, cette pluie tombera en spirale à cause de l'effet Coriolis. L'irrigation des champs et le bon fonctionnement des cours d'eau exigera sans doute de pomper de grandes quantités d'eau, à moins qu'on n'utilise intelligemment une partie de la chaleur excédentaire pour faire circuler l'air chaud chargé de vapeur d'eau des niveaux périphériques du vaisseau vers les niveaux plus près du centre, ce qui réglerait d'un seul coup les problèmes de circulation d'air et d'eau (on pourrait en effet utiliser la gravité artificielle engendrée par la rotation du vaisseau pour ramener vers la périphérie l'air refroidi et l'eau tombée en pluie).

L'entretien de ce système d'éclairage et de climatisation va comprendre un remplacement préventif régulier des pièces mécaniques ou électriques soumises à des efforts ou à la corrosion, ainsi que la fabrication de nouvelles pièces à partir des matériaux bruts et des pièces usagées ou endommagées. Les ordinateurs et les logiciels chargés de contrôler ce système de contrôle environnemental devront aussi être régulièrement entretenus et réparés, de sorte qu'il faudra maintenir à tout moment dans le vaisseau des équipes techniques et scientifiques compétentes dans les domaines de la mécanique, de l'électricité, de la fusion nucléaire, de l'électronique, de l'éclairage, de la climatisation, de l'environnement et du logiciel. Il faudra donc à bord une université polytechnique fonctionnant à plein temps.

Propulsion: pour atteindre une vitesse de croisière de 30 km/s (ou 0,0001 c: voyage de 10 années-lumière en 100 000 ans), le vaisseau devra éjecter 250 millions de tonnes de matière propulsive (moteurs à ions alimentés par fusion nucléaire, vitesse d'éjection de 3 000 km/s), ce qui prendra une semaine à raison de 400 tonnes par seconde (accélération de 0,01 g), 10 semaines à raison de 40 tonnes/s (soit 0,001 g) ou presque 2 ans à raison de 4 tonnes/s (0,0001 g).

L'énergie nécessaire pour ce faire sera de 312 500 milliards de mégawattheures, soit 1,4 millions de fois la production annuelle d'électricité au Québec. Dépenser toute cette énergie en si peu de temps risque fort de rester pour toujours au delà de nos capacités techniques. Soyons donc plus modestes et utilisons la moitié du trajet pour accélérer: le vaisseau accélérera durant 100 000 ans pour atteindre une vitesse maximale de 30 km/s, puis ralentira durant 100 000 ans pour arriver à destination. Pour ce faire, il consommera 3 125 millions de mégawattheures par année durant tout le trajet, ce qui veut dire que les moteurs utiliseront 14 fois la puissance totale de toutes les centrales électriques du Québec pour éjecter à chaque seconde 80 grammes de matière propulsive à 3 000 km/s. Masse au départ: 25,5 milliards de tonnes dont 500 millions de tonnes de matière propulsive; durée révisée du trajet: 200 000 ans.

Et si on veut aller plus vite? À une vitesse maximale de 300 km/s (trajet de 20 000 ans), les moteurs devront consommer 1 614 fois la puissance totale des centrales électriques du Québec et la masse propulsive sera d'environ 5,54 milliards de tonnes (2,91 milliards pour accélérer, 2,63 milliards pour décélérer), éjectée à raison de 9,22 kilos par seconde.

À une vitesse maximale de 3 000 km/s (trajet de 2 000 ans), la masse propulsive nécessaire serait de 160 milliards de tonnes, dont 117 milliards de tonnes pour accélérer et 43 milliards de tonnes pour décélérer, la puissance des moteurs dépasserait 649 000 fois la puissance totale des centrales électriques du Québec, ce qui semble déraisonnablement élevé.

Ici aussi, il faudra prévoir un entretien préventif régulier des moteurs, des sources d'énergie (fusion nucléaire), de leurs ordinateurs de contrôle et des logiciels ad hoc.

Ordinateurs et dispositifs de contrôle: rappelons-nous que les semi-conducteurs utilisés dans ces appareils n'auront qu'une vie limitée: notre technologie actuelle ne nous permet pas de fabriquer des circuits intégrés pouvant fonctionner plus de quelques dizaines d'années, les impuretés essentielles au bon fonctionnement des semi-conducteurs se diffusent lentement dans tout le réseau cristallin sous l'effet de la chaleur et du courant, ce qui finit par faire malfonctionner le circuit intégré. Il faudra donc que l'équipage de notre vaisseau soit capable de fabriquer les semi-conducteurs de remplacement et d'entretenir la machinerie servant à cette fabrication.

Écosystème en circuit fermé: toute l'énergie nécessaire aux espèces vivantes proviendra (comme sur Terre) uniquement du système d'éclairage. L'écosystème s'auto-règlera dans toute la mesure du possible, mais il faudra probablement quand même prévoir des moyens pour stabiliser artificiellement les populations animales, végétales, fongiques et bactériennes, d'autant plus qu'avec des durées de vol mesurées en millénaires, il est très probable que certaines des espèces embarquées au départ évolueront de façon imprévisible pendant le trajet: il serait donc stupide d'ignorer le danger d'apparition de nouvelles maladies ou de nouvelles espèces d'insectes ravageurs.

La gestion d'un tel écosystème à la fois en circuit fermé et en évolution posera des problèmes d'autant plus difficiles que nous n'avons aucun précédent exact de ce genre de situation. La situation passée qui s'en rapproche le plus est l'évolution des espèces animales et végétales sur certaines îles isolées dans l'océan (par exemple les Galapagos), avant leur invasion par l'humain et ses commensaux (porcs, chèvres, chiens, chats, rats, ...) - et ces précédents ne sont pas encourageants! Ce que nous appelons usuellement "équilibre biologique" n'a rien d'un équilibre: une espèce plus récente en élimine une autre plus ancienne, ce qui a un effet parfois désastreux sur d'autres espèces qui dépendaient de cette dernière, etc. C'est l'immense diversité de l'écosystème terrestre qui lui permet de survivre à ce genre de catastrophes, et c'est la raison pour laquelle il sera nécessaire d'emporter avec nous dans l'espace le plus grand nombre possible d'espèces diverses.

Ici aussi, le besoin d'une université formant du personnel très compétent en médecine, en biologie, en écologie et en écosystématique (l'art de la gestion des écosystèmes) se fera sentir très clairement.

Société: une des plus grande difficultés durant ce genre de trajet sera de maintenir artificiellement stable la civilisation à bord du vaisseau: notre civilisation techno-scientifique se découvre peut-être quelques racines parmi les grands savants de l'époque grecque, il y a quelques 2 000 ans, ou lors de la fondation des premières universités, au début du second millénaire, mais elle n'a en fait pris vraiment naissance qu'il y a environ 400 ans, à l'époque de Newton. Aucune civilisation que nous connaissions n'a duré plus d'un millénaire sans révolution ou transformation radicale; il est bien clair que la civilisation à bord de notre vaisseau ne pourra se maintenir qu'en évoluant constamment. Est-ce qu'une université polytechnique suffira à maintenir les compétences technologiques et scientifiques des habitants à un niveau suffisant pour qu'ils assurent le bon fonctionnement d'un habitat aussi complexe? La tentation sera grande de "fossiliser" la civilisation à bord dans le but de la stabiliser, mais sciences et technologies n'ont jamais fleuri dans des sociétés stagnantes et nous n'avons aucune raison de croire qu'elles ne s'étioleraient pas dans une société à la fois stagnante et isolée.

Un lien permanent (radio ou laser) avec la Terre permettrait au moins de maintenir un échange enrichissant d'idées entre la civilisation terrienne et la société isolée à bord du vaisseau. À condition que la civilisation sur Terre se maintienne aussi pour toute la durée du vol, soit 800 à 8 000 générations...
Ce serait la première fois dans l'histoire de l'humanité qu'une civilisation dure aussi longtemps. Ce serait aussi extrêmement étonnant, vu les efforts entrepris depuis quelques temps par les tenants du néolibéralisme pour jeter à bas la société plus égalitaire que les mouvements socialistes et féministes tentent de construire depuis une bonne centaine d'années: la recherche d'un pouvoir personnel à court terme semble encore être un facteur dominant dans l'évolution de notre civilisation, bien qu'elle lui soit clairement fatale à long terme.

Quels sont les problèmes dus à un trajet aussi long?

Le vide interstellaire n'est pas vraiment vide: à la distance où le soleil se trouve du centre de notre Galaxie, la densité moyenne des gaz est de l'ordre de 0,024 masses solaires par parsec cube, soit presque 1 atome d'hydrogène par cm3 ou 1,66 microgrammes d'hydrogène par 1 000 km3. La quantité de poussières solides est environ le centième de cette masse, soit 0,0166 microgrammes par 1 000 km3. Les grains de poussière ont en moyenne environ 0,1 micromètre de diamètre et une masse de 1 femtogramme, ce qui correspond à environ 16 600 particules par km3. Notre vaisseau a environ 12,5 kilomètres de section et avance à une vitesse moyenne allant de 15 à 150 km/s (vitesse maximale de 30 à 300 km/s). Il balaye donc en moyenne 675 000 à 6 750 000 km3 à l'heure, soit 1,12 à 11,2 milligrammes d'hydrogène et 11,2 à 112 microgrammes de poussières à l'heure ou 10 à 100 grammes d'hydrogène et 0,1 à 1 gramme de poussières par an. Au cours de son trajet, il balayera au total près de 2 tonnes d'hydrogène et 20 kilos de poussières.
L'énergie thermique totale apportée par ces micro-impacts aura une intensité d'environ 67 milliwatts pour la vitesse de 15 km/s et d'environ 67 watts pour la vitesse de 150 km/s. Comme cette chaleur sera répartie sur toute la surface frontale du vaisseau, soit 12,5 km2, l'énergie par mètre carré restera très faible et le seul effet notable de ces micro-impacts sera d'éroder très lentement la couche protectrice de graphite et d'émettre un peu de rayons X et d'ultraviolets.

Quelle est la probabilité d'un plus gros impact, alors, et quels effets auraient un tel impact? Dans une année, la Terre balaye 118,96 millions de milliards de km3 et intercepte 40 000 tonnes de poussières et débris météoritiques, dont environ 1% en cailloux d'un gramme et plus. Rien ne nous permet de croire que le pourcentage de cailloux dans la poussière interstellaire soit notablement différent de celui que nous observons dans notre système solaire. Notre vaisseau interceptant 20 kilos de poussières durant son trajet frappera donc probablement environ 200 grammes de cailloux d'un gramme et plus. La très grande majorité de ces cailloux seront très petits, mais il se peut (surtout durant les parties initiales et finales du voyage, alors que le vaisseau traverse le systeme solaire de depart ou celui d'arrivee) qu'il ait a subir quelques impacts de cailloux entre 100 grammes et 100 kilos. Le tableau suivant donne une idée de la puissance explosive de ce genre d'impact:


Vitesse à l'impact Masse du caillou (en kilogrammes)
0,1 1 10 100
Puissance explosive (en tonnes de TNT)
30 km/s 1% 10% 1 10
300 km/s 1 10 100 1 000
3 000 km/s 100 1 000 10 000 100 000

À titre de comparaison, la bombe nucléaire qui a détruit Hiroshima avait approximativement une puissance de 20 000 tonnes de TNT. On voit donc que le blindage de notre vaisseau devra pouvoir résister à un impact équivalent à une explosion de 10 à 1 000 tonnes de TNT (selon sa vitesse). Pas besoin d'hypothétique champ de force pour ce genre de blindage: un sandwich solide / vide / solide / vide / solide / etc. fera très bien le travail (un blindage de ce type - quoiqu'à une seule tranche solide / vide / solide - a été utilisé pour protéger la sonde Giotto durant sa traversée de la queue de la comète Halley). Le caillou et une partie de la première couche du blindage sont vaporisés par l'énergie de l'impact, les vapeurs s'étalent en gerbe dans le vide puis viennent frapper la couche suivante avec une énergie bien moindre répartie sur une surface bien plus grande. Une dizaine de couches d'un mètre de carbone séparées l'une de l'autre par quelques mètres de vide protégeraient efficacement notre vaisseau. Ce blindage ne serait pas tout à fait aussi efficace que l'atmosphère qui protège la Terre, mais presque.

L'espace au voisinage du Soleil (tout comme au voisinage de l'étoile destination) est nettement plus encombré, tant en poussières qu'en cailloux. En supposant que cette zone encombrée s'étende jusqu'à la limite de la sphère de Oort, c'est-à-dire jusqu'à environ une année-lumière, notre vaisseau y passera les 44 700 premières années de son voyage de 200 000 ans et passera les 44 700 dernières années du voyage dans le système solaire où il arrivera. Ces séjours dans les régions circumstellaires se feront en circulant à une vitesse moyenne de 6,7 km/s (en supposant négligeable les vitesses relatives des deux étoiles). Si notre vaisseau est plus rapide et fait le trajet en 20 000 ans, il ne passera qu'environ 4 470 ans au voisinage de chacune des étoiles, à une vitesse moyenne de 67 km/s. À ces vitesses presque 4.5 fois plus faibles que la vitesse maximale atteinte durant le voyage, tout impact n'aura qu'un vingtième de l'énergie qu'il aurait à ladite vitesse maximale, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas faire attention aux collisions possibles.

À ce propos, peut-on vraiment détecter un astéroïde ou une comète à temps pour l'éviter? Notre vaisseau pouvant survivre à l'impact d'un caillou de 10 tonnes à 30 km/s ou de 100 kilos à 300 km/s (les occupants percevront le choc, qui sera suivi d'un "tremblement de vaisseau" d'une durée de plusieurs secondes), il faudrait pouvoir détecter les objets plus gros à une distance suffisante pour laisser au vaisseau le temps de s'écarter avant l'impact. Avec une accélération (latérale) de 10 milliardièmes de mètres par seconde par seconde (qui est l'accélération normale utilisée pour le vol de 200 000 ans), notre vaisseau s'écartera de 2 km (son rayon) de sa trajectoire en 23 jours et 18 heures, pour s'écarter de 20 km cela prendra un peu plus de 75 jours, pour 200 km 237 jours et demi. Si on augmente l'accélération latérale à 1 millionième de mètre par seconde par seconde (c'est l'accélération normale pour le vol de 20 000 ans), le temps nécessaire pour s'écarter de 2 km tombe à 57 heures, pour 20 km à 7 jours et demi, pour 200 km à 23 jours et 18 heures. Pour un petit objet de quelques mètres, il suffira de s'écarter de 2 km, soit le rayon de notre vaisseau. Pour éviter un astéroïde de la taille de Cérès, notre vaisseau devra s'écarter de près de 500 km (un peu plus que le rayon de l'astéroïde) pour éviter l'impact et de plus de 1 250 km pour éviter d'être broyé par l'effet de marée; pour une éviter une planète de la taille de Jupiter, ces distances deviennent respectivement 75 000 km et 187 500 km, mais notre vaisseau devra s'écarter de plus de 2,4 millions de km pour éviter d'être éjecté sur une orbite parabolique par la masse de la planète.


Écartement et temps mis pour s'écarter Vitesse du vaisseau
10 km/s 30 km/s 100 km/s 300 km/s
Distance de détection en milliers de km
2 km (23,75 j) 20,5 61,5 205 615
20 km (75 j) 65 195 650 1 950
200 km (237,5 j) 205 615 2 050 6 150
2 000 km (750 j) 650 1 950 6 500 19 500
2 000 000 km (23 750 j) 20 500 61 500 205 000 615 000
ou avec des moteurs plus puissants (1 614 fois le Québec)
2 km (57 heures) 2,05 6,15 20,5 61,5
20 km (7.5 j) 6,5 19,5 65 195
200 km (23,75 j) 20,5 61,5 205 615
2 000 km (75 j) 65 195 650 1 950
2 000 000 km (2 375 j) 2 050 6 150 20 500 61 500

Bref, détecter durant le vol à 30 km/s un roc de 1 m de diamètre (1 tonne) à une distance de 6 200 à 62 000 km selon la puissance des moteurs, c'est équivalent à détecter la tête ronde d'une épingle de couturière (1 mm de diamètre) à une distance de 6,2 à 62 km: il faudra des radars très précis pour éviter ce genre de petit obstacle. Un radar d'aéroport typique peut détecter un petit avion à une distance de 50 à 100 km; doubler sa portée exige soit de multiplier sa puissance par 16, soit de quadrupler la surface de son antenne, soit encore de quadrupler la fréquence utilisée; comme il faudra une portée de plus d'une heure-lumière (1,08 millions de km) pour détecter à temps une planète un peu plus grosse que Jupiter (comme celles que l'on vient de découvrir en orbite autour de certaines étoiles proches), on devra utiliser des radars extrêmement puissants équipés d'énormes antennes. Ces antennes seront soumises à l'érosion due aux micro-impacts de poussières à moins qu'on ne les installe à l'abri du blindage, auquel cas il faudra remplacer en tout ou en partie le blindage de carbone (opaque au radar) par un blindage de céramique (transparent au radar). Les échos de ces radars parviendront au vaisseau entre une petite fraction de seconde et plus de deux heures après l'émission du signal, ce qui va poser un certain nombre de problèmes techniques particulièrement difficiles pour leur analyse: on utilisera sans doute des ordinateurs énormes exécutant des logiciels somptueusement complexes.

Comment financer l'envoi d'une telle expédition de colonisation?

Dans notre société de consommation, des plans s'étalant sur 3 ans, c'est une planification à long terme; des plans s'étalant sur quelques dizaines d'années, c'est du rêve éveillé, alors que dire de plans s'étalant sur quelques siècles (comme la construction de notre vaisseau) ou quelques millénaires (comme le vol lui-même)? Quel financier voudra investir dans un projet qui ne lui rapportera pas un sou? Non seulement il sera mort bien longtemps avant la fin du projet, mais même ses lointains successeurs n'en tireront aucun bénéfice, puisque la durée du vol exclut toute possibilité de retour ou d'établissement d'un commerce interstellaire. D'autant plus que le coût dudit projet donnera tout son sens au qualificatif "astronomique": même étalé sur quelques siècles, ce sera le plus coûteux projet jamais réalisé par des humains. Compter sur l'altruisme des gens qui resteront dans le système solaire pour qu'ils offrent à quelque 1 300 familles privilégiées leur ticket vers les étoiles, c'est garantir que l'expédition n'aura jamais lieu. Alors, il ne reste plus pour financer ce projet que les familles des futurs membres de l'équipage.

Trouver un équipage ne sera pas un problème, bon nombre d'humains sont encore des pionniers dans l'âme et seraient prêts à partir pour une destination que seuls leurs lointains descendants atteindront. Trouver des familles qui investiront dès maintenant dans ce projet pour qu'un de leurs descendants soit à bord au moment du départ, c'est déjà moins facile. De plus que faire des fonds ainsi accumulés, fonds d'ailleurs fort minimes en regard du coût du projet? Les faire fructifier pour accumuler le montant nécessaire? C'est irréaliste: d'une part le coût total de construction et d'affrètement de notre vaisseau dépassera allègrement le produit global brut actuel de notre planète, et d'autre part les dirigeants de l'organisme financier qui gérerait ces fonds ne tarderaient pas à faire dérailler définitivement le projet en réorientant cet organisme uniquement vers l'accumulation de richesses à leur avantage. Reste la solution d'une coopérative vouée à essaimer l'humanité dans la Galaxie: cette coopérative se consacrera d'abord à développer les moyens nécessaires à l'établissement d'une colonie lunaire permanente, ensuite à la réalisation de chantiers spatiaux mobiles, enfin à l'envoi de vaisseaux-génération vers les étoiles proches. Deviendraient membres de cette coop spatiale ceux d'entre nous qui aimeraient participer dès demain à la colonisation de notre système solaire ou qui souhaiteraient donner à leurs descendants la possibilité d'explorer et coloniser la Galaxie, bref ceux qui voudraient voir l'humanité réaliser le rêve science-fictionnel et devenir une civilisation galactique (ou rejoindre la civilisation galactique existante, s'il y en a une).

La magnitude de ce projet et son coût nous donnent une solution au paradoxe de Fermi: sommes-nous seuls dans la Galaxie ou le voyage spatial est-il réellement impossible? La réponse est claire: ni l'un ni l'autre. La vie est certainement largement répandue dans la Galaxie, vu la facilité avec laquelle elle apparaît sur les planètes dotées d'eau liquide; l'apparition de l'intelligence est fort probable là où la vie persiste assez longtemps, vu l'inévitable apparition d'espèces vivantes de plus en plus complexes; la raison pour laquelle la Galaxie n'a pas encore été entièrement colonisée est que les voyages interstellaires sont si extrêmement longs et coûteux qu'ils ne peuvent être entrepris par des sociétés dont le moteur est le profit personnel et qu'ils restent peu attrayants et donc peu fréquents, même pour des sociétés capables de se fixer des buts collectifs à long terme. Bref, les ET sont chez eux, chacun dans son propre système solaire ou au mieux dans quelques systèmes solaires forts proches de celui qui les a vus naître. C'est aussi sans doute ce qui nous arrivera: en mettant les choses au mieux, notre future exploration de l'espace a fort peu de chances d'atteindre une distance d'une centaine d'années-lumière avant qu'homo sapiens sapiens ne disparaisse définitivement de l'univers d'ici quelques centaines de milliers à quelques millions d'années.

Y a-t-il moyen de réduire l'ampleur et le coût de notre projet?

Certains progrès technologiques permettraient sans doute de réduire la masse de notre vaisseau: l'utilisation d'aérogels et de vacuogels, ainsi que de mousses céramiques ou métalliques et de fullerènes à deux et trois dimensions pour certains éléments de structure et pour une partie du blindage permettrait sans doute de diminuer d'un sixième la masse de la structure, tandis que l'utilisation de câbles de carbone (diamant ou fullerènes à une dimension) plutôt que d'acier pour suspendre les niveaux les uns aux autres permettrait de réduire cette masse d'un autre sixième. D'autres progrès scientifiques ou technologiques permettraient de réduire les besoins en énergie de notre vaisseau: la découverte de matériaux supraconducteurs à la température ambiante permettrait de réduire considérablement les pertes thermiques des réacteurs nucléaires fournissant toute l'énergie du vaisseau, des câblages transportant cette énergie à travers tout le vaisseau et des moteurs à ions. Ce même genre de matériau supraconducteur permettrait aussi d'alléger considérablement le système de climatisation et de réduire la quantité d'énergie nécessaire pour refroidir l'intérieur du vaisseau.

Les progrès de la physique quantique nous permettront peut-être d'augmenter énormément les quantités d'énergie disponibles dans notre vaisseau: nous ne sommes probablement plus très loin de maîtriser la fusion nucléaire, mais il y aura peut-être moyen de contrôler finement un processus de fusion stimulée (comme l'ont espéré certains chercheurs qui se sont impliqués dans le fiasco de la fusion à froid) ce qui pourrait rendre beaucoup moins coûteuse la production massive d'électricité à bord de notre vaisseau.

C'est toutefois du côté des sciences de la vie qu'il faut se tourner pour réduire notablement la taille des problèmes posés par notre projet: une connaissance beaucoup plus approfondie de la biologie humaine nous permettrait probablement d'allonger considérablement la durée de vie des membres de l'équipage, ce qui veut dire qu'il faudrait moins de générations pour arriver à destination et que la civilisation serait plus stable; cette connaissance permettrait peut-être aussi de réduire sans danger la gravité artificielle à bord, ce qui permettrait de réduire la masse de la structure du vaisseau; une connaissance plus détaillée des biologies animale et végétale permettrait sans doute d'augmenter considérablement le rendement agricole et aquacole, ce qui permettrait une réduction de la taille et de la masse de notre vaisseau; ces mêmes connaissances permettraient aux biotechniciens (qu'on appelle actuellement agronomes, vétérinaires ou médecins) de maîtriser plus rapidement toute épidémie qui se déclarerait durant le voyage, chose qui contribuerait aussi à stabiliser la civilisation à bord.

Des connaissances très détaillées en écologie et en écosystématique permettraient d'augmenter considérablement la densité de la population à bord de notre vaisseau et peut-être de simplifier l'écosystème, ce qui permettrait de réduire en proportion sa masse, sa taille et ses besoins énergétiques, avec l'effet bénéfique que l'on devine sur le coût du projet: passer par exemple de 10 à 100 habitants par km2 émergé aurait pour effet de ramener le vaisseau à 1,6 km de rayon et 5,1 km de longueur sur 4 niveaux au lieu de 10 (surface totale: 68,75 km2), réduisant ainsi tant sa masse que l'énergie nécessaire par un facteur 12,5; passer à 1 000 habitants par km2 émergé permettrait non seulement de réduire encore masse et énergie par un facteur 10, mais aussi de supprimer la majeure partie du système de climatisation, la surface extérieure du vaisseau devenant alors légèrement plus grande que sa surface intérieure (6,875 km2 sur un seul niveau, 1 000 mètres de diamètre pour 2,19 km de long). Avantages supplémentaires: moins le vaisseau est massif, moins de temps il prend pour s'écarter d'un obstacle situé sur sa trajectoire, donc moins longue doit être la portée des radars, et moins sa surface extérieure est grande, moins il a de chances de rencontrer un caillou dangereux pour lui. Bref, écologie et écosystématique permettront des réductions drastiques de la taille et du coût du projet.

Des connaissances beaucoup plus complètes et précises en neurobiologie et en sociologie nous permettront sans doute de développer des méthodes pour adapter la vie en société aux besoins fondamentaux de l'animal humain (au lieu de tenter, comme maintenant, d'adapter l'animal humain à la vie en société), pour créer un milieu social épanouissant dans un environnement confiné, pour réinventer la ville sans le stress de la vie urbaine. Il faudra peut-être revoir de fond en comble les bases mêmes de la société, pour en fonder une autre essentiellement différente, où le désir de contrôler autrui (par l'argent, l'autorité ou la coercition: ce que l'on appelle le pouvoir) ne pourra plus interférer avec la fonction de coordination comme c'est inévitablement le cas maintenant. Le développement de cette symplegmatique (l'art de la gestion de la vie en groupe) nous amènera probablement à considérer la soif du pouvoir comme une malfonction neuro-biologique qu'il faut soigner au même titre que l'épilepsie. Les symplegmaticiens à bord de notre vaisseau auront pour fonction d'assurer la survie de la société organisée, donc de la civilisation techno-scientifique, en créant et modifiant moeurs, us et coutumes pour alléger les tensions dues à la vie en société. Leur travail efficace rendra agréable la vie en groupe dans un vaisseau plus petit, et partant contribuera aussi à réduire les dimensions du vaisseau et le coût du projet.

Remarquons que le développement de certaines des sciences de la complexité (écologie, sociologie et neurobiologie) aura sans doute bien plus d'effet sur l'ampleur de notre projet que n'en auront les progrès des sciences dures (comme la physique et la chimie): d'une façon peut-être pas si paradoxale que cela, le chemin des étoiles passe par l'étude de l'environnement, de la société et du système nerveux des humains.

Premiers pas sur le chemin des étoiles.

Voici donc tracé en trois volets parallèles le programme à court terme de notre coopérative spatiale:

Bibliographie.

Sur la navigation spatiale:

The Starflight Handbook. Eugene Mallove & Gregory Matloff. John Wiley & Sons, Inc. New York, 1989. ISBN 0-471-61912-4.
Justement sous-titré "A Pioneer's Guide to Interstellar Travel", ce livre fait de façon fort lisible le point sur la navigation interstellaire telle qu'on la concevait à la fin des années 80, c'est-à-dire avant que l'on "découvre" les sciences de la complexité.

Spaceflight - A Smythsonian Guide. Valerie Neal, Cathleen S. Lewis, Frank H. Winter. Macmillan. New York, 1995. ISBN 0-02-0040-1.
L'histoire du vol spatial jusqu'en 1994, un bouquin plein d'images fascinantes et qui permet de voir le chemin accompli depuis le premier Spoutnik.

Sur l'espace et ce qu'on y rencontre:

Astrophysical Data: Planets and Stars. Kenneth R. Lang. Springer-Verlag. New York, 1991. ISBN 0-387-97109-2.
Un indispensable recueil d'informations sur l'espace et ce qui s'y trouve, cet ouvrage est une brique de plus de 900 pages dont la lecture est un tantinet austère.

Galaxies: structure and evolution. Roger J. Tayler. Cambridge University Press. Cambridge, 1993. ISBN 0-521-36710-7.
Tout ce que vous vouliez savoir sur l'évolution des galaxies et que vous n'osiez pas demander. Un ouvrage fascinant pour le lecteur mathématiquement averti.

Rogue Asteroids and Doomsday Comets. Duncan Steel. John Wiley and Sons, Inc. New York, 1995. ISBN 0-471-30824-2.
Que vous ayez ou non peur de subir le sort des dinosaures, ce livre vous apprendra tout ce que l'on sait sur cette menace bien réelle pour l'avenir de notre espèce et de notre écosystème. Comme ce cher Duncan écrit bien et ne mâche pas ses mots, ce livre est un régal.

Meteorites. F. Heide & F. Wlotzka. Springer-Verlag. Berlin Heidelberg, 1995. ISBN 3-540-58105-7.
Publié originalement en allemand en 1934 par le premier auteur et révisé en 1988 par le second, c'est une délicieuse petite plaquette d'initiation aux cailloux qui tombent du ciel. Facile à lire, ce format poche conviendra aussi bien au dilettante qu'à l'amateur de météorites averti.

Sur le paradoxe de Fermi:

Extraterrestrials, Where are They? Second edition, edited by Ben Zuckerman & Michael H. Hart. Cambridge University Press. Cambridge, 1995. ISBN 0-521-44803-4.
Un recueil de textes touchant à tous les problèmes soulevés par le paradoxe de Fermi. Le chapitre 16 (The Search for Extraterrestrial Intelligence, par le célèbre biologiste nonagénaire Ernst Mayr) confirme la deuxième loi de Clarke: quand un vieux et célèbre scientifique affirme qu'une chose est possible, il a usuellement raison; quand il affirme qu'une chose est impossible, il a usuellement tort.

Are We Alone? Paul Davies. BasicBooks. New York, 1995. ISBN 0-465-00418-0.
L'opinion d'un scientifique qui pense sérieusement que nous pouvons détecter les signaux radio d'autres êtres intelligents vivant ailleurs dans la Galaxie. Un excellent contrepoint à l'opinion d'un célèbre biologiste nonagénaire que je me garderai bien de nommer.

Sur les sciences de la complexité:

Frontiers of Complexity: the search for order in a chaotic world. Peter Coveney & Roger Highfield. Fawcett Columbine. New York, 1995. ISBN 0-449-90832-1.
Ce bouquin de plus de 400 pages vous apprend par l'usage intensif à chausser les nouvelles lunettes des scientifiques: l'étude de la complexité. Si vous voulez savoir ce qu'on voit dans ces lunettes, lisez ce livre.

How the Leopard Changed its Spots. Brian Goodwin. Charles Scribner's Sons. New York, 1994. ISBN 0-02-544710-6.
Sous-titré "The Evolution of Complexity", c'est l'ouvrage idéal par lequel aborder les sciences de la complexité. L'auteur aborde les sujets tabous que le bouquin précédent ignore: l'évolution des individus, des espèces et de la vie sur Terre, la philosophie, la culture et la pensée humaine. Si vous voulez comprendre ce que nous montre l'étude de la complexité, lisez plutôt ce livre-ci.

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